La Synchronisation dans l’Hypnose et le Cinéma
« Mais comment on fait pour tout maîtriser en même temps ? » Me demandaient hier soir deux amis à l’avènement de leur troisième journée de formation en hypnose ericksonienne. « Ce n’est pas possible de gérer le regard, la respiration, de savoir ce que tu vas dire et en même temps d’être naturel. Et tes mains, tu les mets où tes mains ? » Ces réflexions et inquiétudes, beaucoup de personnes qui commencent à faire de l’hypnose se les posent avant d’intégrer les principes et outils de façon naturelle. Elles sont compréhensibles : apprendre à faire de l’hypnose, c’est réapprendre à communiquer, et c’est donc remettre en question un apprentissage et quelques croyances. Ce qui me semble remarquable néanmoins, c’est d’éprouver une telle difficulté à réapprendre quelque chose qui soit pourtant si grégaire, si animal, que les êtres humains n’aient nullement besoin d’aller à l’école pour le connaître : avoir une vraie conversation, c’est être en synchronisation.
Pour parler de ça, je veux citer le célèbre monteur américain Walter Murch, qui en 2001 dans son livre The Blink of an Eye1 explique ni plus ni moins qu’un bon montage de film fait respirer les spectateurs en même temps que le personnage, et même cligner des yeux simultanément. Quelle surprise devant les mots d’un professionnel du cinéma qui compte dans sa filmographie des films comme : Apocalypse Now, le Patient Anglais et même le Parrain 3. L’hypnotiseur et réalisateur que je suis ne pouvait s’empêcher d’y voir une osmose de plus entre ces deux pratiques. C’est bien de synchronisation qu’il s’agit, et d’un genre tout particulier. Nous apprenons quand nous nous formons à l’hypnose ericksonienne à envisager la synchronisation dans un échange dynamique, sans cesse renouvelé, avec un sujet. La synchronisation est une écologie de la conversation, et d’aucuns considèrent qu’elle relève d’une hygiène dialectique, d’un intérêt pur et sain à l’autre, débarrassé de toutes projections ou croyances. Elle est une considération pleine et intègre de l’autre, une écoute de son corps et de ses émotions, qui se cristallise dans un changement d’état mental et physiologique : le tonus musculaire change, la respiration, etc.
Simplement, là où sa réalisation se faisait pour moi dans le « temps réel » d’une conversation ou d’un échange social de type thérapeutique, Walter Murch l’appliquait au champ privilégié de l’identification artistique : le cinéma. Le cinéma plus que d’autres formes d’art a une capacité d’identification immense, et nombre des génies qui composent son histoire l’ont compris. Sans égrener ici des titres de films ou de faire du name dropping qui me ferait passer pour le plus honnête hipster rédacteur des Inrockuptibles, je me contenterai d’un exemple vu par beaucoup : la fin du film Titanic de James Cameron. Quand Leonardo di Caprio est dans l’eau glaciale et Cate Blanchett sur le radeau (d’ailleurs personne n’a compris pourquoi il n’y montait pas sur ce radeau, il y avait largement la place) le spectateur éprouve un phénomène d’identification par synchronisation. En passant alternativement de l’un à l’autre des personnages, on peut ressentir la poitrine compressée par la pression aquatique, les extrémités qui gèlent et la parole qui se fait plus difficile à cause du froid. La force évocatrice de la souffrance de di Caprio provoque une synchronisation immédiate avec le spectateur : son état physique suggère une souffrance – que l’on sait artificielle – qui provoque l’empathie et l’identification donc la synchronisation. Néanmoins – et c’est ce qui me semble intéressant – là où la synchronisation passe dans la pratique de l’hypnose par une certaine symétrie physique et verbale, ici, on n’est pas plongé jusqu’au téton dans l’océan atlantique en hiver. Alors que se passe-t-il de si fort pour que l’on se mette à la place du personnage ?
Je propose l’idée que les phénomènes à l’œuvre au cinéma sont les mêmes qu’en hypnose moderne. La capacité de futurisation, de régression, de dissociation, sont des éléments de la grammaire cinématographique depuis bientôt plus de 100 ans puisqu’ils en appellent aux capacités de visualisation et de représentations sensorielles qui sont si sollicitées dans notre pratique professionnelle. Ainsi, les grands films et les grandes œuvres du 7e art en appellent peut-être à cette capacité de solliciter ces manifestations cognitives pour faire travailler et stimuler le cerveau. D’ailleurs, nombre de cinéastes ne disent-ils pas : « je veux que le spectateur sortent différemment de comme il est entré dans la salle ». Point besoin de forcer la métaphore pour considérer que la salle obscure est déjà le réceptacle et la source de cette activité mentale, à peine les yeux fermés. (Que la personne qui ne voie pas de lumière ou d’image lorsqu’elle ferme les paupières m’envoie un mail.)
Tony Kushner, le scénariste du dernier film de Steven Spielberg, Lincoln, ne dit pas autre chose lorsqu’il répond dans une interview : « Il faut trouver un moyen de permettre au public de comprendre la complexité. Les gens sont intelligents, ils recherchent la complexité. Un matériau difficile les divertit davantage qu’une histoire qui ne les oblige pas à penser. Qu’ils en soient conscients ou non, ce qui ne les fait pas penser les ennuie. »2 En d’autres termes, le cinéma comme l’hypnose en appellent à nos capacités cérébrales et excitent nos sens pour leur faire croire à la réalité représentée. Au fur et à mesure de l’évolution de l’art cinématographique, on stimule différentes zones et de façon changeante, ce qui explique qu’un spectateur de l’arrivée du train en gare de la Ciotat des frères Lumière en 1895 aurait sans doute du mal à suivre Jason Bourne aujourd’hui.
De la même façon, une rencontre impromptue dans la rue ou plus généralement dans un lieu public telle qu’on la pratique en Dynamique Sociale Hypnotique en appelle à des mécanismes assez proches. En effet, là où un praticien en cabinet peut prendre son temps pour se synchroniser (les premières minutes de rencontre généralement), un hypnotiseur de rue doit le faire avant même d’avoir dit bonjour à une personne, c’est-à-dire en moins de trois secondes. C’est une forme de synchronisation rapide, immédiate, mais peut-être moins ericksonienne que celle pratiquée en séance. En effet, il s’agit dans la rue d’imposer une réalité, de mettre en scène la rencontre de façon à laisser le moins de choix possible à son sujet. Il s’agit ni plus ni moins de suggérer la sympathie, la curiosité ou l’attraction à l’aide des outils qui sont les nôtres, pour créer de la confiance dans un premier temps, et de l’attraction dans un deuxième, afin d’établir un lien très fort en très peu de temps. Les résultats sont un peu à l’image des réactions émotionnelles d’un spectateur de cinéma : un sujet dans la rue disposé à vivre une expérience d’hypnose pourra vivre des états beaucoup plus spectaculaires qu’assis dans une pièce en prenant son temps. La Dynamique Sociale Hypnotique a cela d’intéressant qu’elle est imprévisible, excitante et mystérieuse, un peu comme un bon film.
Ainsi c’est bien la synchronisation qui permet une pleine expression et un plein ressenti des émotions, telle une bande passante ou un conduit bien aligné pour prendre une métaphore plombière. Elle sera rendue possible par un intérêt à l’autre simple et complet, par un certain oubli de soi et une écoute altruiste. Au cinéma néanmoins, elle est naturelle car fonction du processus cinématographique, ou autrement dit, elle fait partie du contrat tacite entre réalisateur et spectateur.
Stanley Donen parlait sûrement comme un hypnotiseur autant que comme l’immense réalisateur de comédies musicales qu’il est quand il dit dans un entretien
1Walter Murch, the Blink of an eye, 2001.
2Tony Kushner, Cahiers du cinéma n°686, fév. 2013
3Stanley Donen, Cahiers du cinéma n°681, sept. 2012